Jim Fergus – Mille femmes blanches (trad. Jean-Luc Piningre) – Poche

Imaginez qu’un président des Etats Unis accepte d’échanger mille femmes blanches contre mille chevaux. En 2011, cela donnerait un truc du genre, mille femmes contre mille voitures ou mille avions…Un geste barbare, scandaleux, une  ignominie, comment peut-on échanger ainsi la vie de pauvres femmes contre des canassons ? Franchement. Non mais franchement. D’un autre côté, l’échange de femmes est une pratique ancienne, c’est même la raison d’être du mariage – et non comme le proclament les opposants au mariage gay, une règle pour permettre la perpétuation de l’espèce au sein de sociétés pacifiées. Mais cette demande, qui, dans un premier temps, choque profondément la moralité des blancs de Washington, n’émane pas du président des Etats Unis, mais du chef de la tribu des Cheyennes du Nord, Little Wolf. Nous sommes en 1874, les guerres indiennes se succèdent et les colons se répandent comme la lèpre sur les grands territoires de l’Ouest, privant les derniers indiens libres de leurs terres, de leurs gibiers et de leur mode de vie.

Le raisonnement de Little Wolf est un chef d’œuvre de réflexion politique et morale. Les blancs tuent les cheyennes, tuent le gibier et fragilisent l’équilibre alimentaire de cette tribu nomade. Les Cheyennes pour survivre font moins d’enfants pour éviter d’avoir des bouches surnuméraires à nourrir. Les blancs s’imposant comme la nouvelle force sur le territoire, il est nécessaire pour les Cheyennes de trouver un moyen de s’intégrer en préservant leur nature. Dans cette tribu l’enfant appartient à la tribu de sa mère, si les Cheyennes épousent des blanches, leurs enfants, sang-mêlés appartiendront tout de même à la culture qui devient dominante. Little Wolf parie à la fois sur une nécessité, trouver des ventres pour porter la prochaine génération, et sur le long terme, ces enfants intégrés au monde blanc, garderont une part de leur héritage indien, permettant ainsi aux indiens de s’intégrer dans disparaître dans le monde blanc.

Un calcul que n’importe qui jugera d’une grande justesse et remarquablement ouvert. Un calcul trop moderne, trop brillant, trop sage pour le monde d’alors et sans doute encore pour le nôtre.

Les femmes « choisies » sont « volontaires ». Elles doivent être assez jeunes pour porter des enfants. Le premier convoie compte des filles venus d’asile d’aliénées, des voleuses, une femme noire et diverses autres belles du sud, déclassées par la guerre civile. Elles sont accompagnées vers les grandes plaines par l’armée américaine, et découvrent alors que ce geste qui était supposé être un geste de paix et d’ouverture, un geste héroique, un sacrifice pour la nation les rejette encore plus loin, plus bas dans l’échelle sociale. Les mots « putain » ou « débauchée » les accueillent dans les différents comptoirs appuyés par les regards égrillards des « civilisés » qui se paieraient une tranche de ces femmes avant que les sauvages leur mettent la main dessus.

Ce roman de Fergus est construit sous la forme d’un journal intime, celui de l’une de ces femmes, May Dodd, jeune femme issue de la nouvelle bourgeoisie d’affaires de l’Est et qui a eu le malheur de tomber amoureuse d’un ouvrier, de partir vivre avec lui et d’avoir deux enfants du péché. Pour la punir, sa famille la fait enfermer dans un asile. Sa seule possibilité de recouvrer sa liberté, accepter l’offre du gouvernement américain et partir donner un enfant à la tribu. Cette femme qui refuse de n’être qu’un ventre qu’on vend au plus offrant dans le sein de la bonne bourgeoisie découvre comment une société échange et vend des femmes en toute impunité, les considérant à peine mieux qu’un cheval ou une chapeau. En quittant la civilisation, elle découvre que ces sauvages sont finalement plus humains, plus attachés à la vie réelle. Certes ils ne connaissent pas Shakespeare, ni les crèmes pour les mains ou les corsets, mais ils savent offrir respect et sont prêts à s’adapter aux individus.

Pas de portrait idéal d’une société de bons sauvages, mais un constat sur l’inhumanité de ceux qui se prétendaient et se prétendent encore « civilisés » et un hommage à des peuples à l’agonie. Un bon roman pour l’été.

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