George W.S. Trow – Contexte sans contexte – Fayard

Ce livre publié au début des années 80, éclairé par un postface datant du milieu des années 90, nous tend un bien  étrange miroir. Miroir que nous pourrions juger déformant puisque le propos est ancien, spécifiquement américain et qu’il ne semble guère avoir de vocation à l’universalisme. Mais en y regardant de plus près cette  critique d’une société dont les valeurs sont désormais toutes enfermées dans une  boite à images, trônant, tel  un nouvel autel, au cœur de la maison, voire au cœur de chaque pièce de la maison, cette démonstration de l’effondrement de toute forme d’indépendance ou d’esprit critique, tandis que se renforcent les préjugés communautaires, sont très actuelles. L’essai se construit sur une succession de petits textes, certains faisant office de définitions, d’autres d’expériences personnelles à visée démonstratives. Une véritable déconstruction des icônes médiatiques qui tout au long de son enfance et de son adolescence ont inexorablement conduit à ce monde où le contexte n’est plus la base de la réflexion, mais un élément déshistoricisée et désincarné.

George Trow est l’héritier d’un monde ancré dans le réel. Des démographes, des journalistes, des éditeurs, des hommes qui ont profondément marqué son évolution intellectuelle et qui lui ont transmis l’exigence d’un socle de réflexion solide et stable. Trow connait et revendique la valeur d’une pensée contextualisée, attachée au réel, attachée à l’Histoire. Il grandit dans cet environnement mais voit surgir une nouvelle forme de pensée, issue directement d’une petite boîte à image, dans laquelle la forme prit rapidement le dessus sur le fond. Mais le mal est ancien et particulièrement prégnant dans une société sans Histoire, dont le passé est toujours en formation et qui, de plus en plus, tend vers la mythification, pour ne pas parler de mystification.

Société officielle du melting pot, où les communautés cohabitent mais ne se mêlent guère, les médias virent rapidement l’intérêt de segmenter l’information, et faisant cela de nier le besoin d’un socle historique stable sur leque les populations puissent grandir. Les médias donnèrent à chaque population ce qu’elle demandait et on découvrit rapidement que ce que demande une population en démocratie n’est pas l’exigence,  la culture et  la hauteur de vue, mais du divertissement, du désir, et l’impression que ce désir est insatiablement satisfait. Mais dans une société capitaliste, le rêve doit rapidement devenir insatisfaction chronique, infantilisation des besoins.

Ce qu’il décrit dans la première partie, quasiment sous la forme d’aphorisme, est d’une grande tristesse et on comprend pourquoi ce fils d’une famille d’intellectuels a préféré quitté une ville dont toute l’existence repose sur un culte du moi infantile, un moi d’avant le langage où tout se commande, s’exige et s’obtient sans coup férir. Les modes passent à la vitesse d’un désir nourri de sa propre insatisfaction. Cette insatisfaction chronique ne permet aucune réflexion, aucune mise à distance et dans le même temps, la permanence de préjugés divers. Chaque groupe développant ses propres désirs souvent conflictuels avec ceux du groupe d’à côté.

Trow n’était guère optimiste quant à l’avenir intellectuel et éthique d’une telle société fascinée par sa propre déchéance et qui développe un attachement presque pathologique à la violence et au sadisme – en cela il pense avant tout le monde la téléréalité et son jeu de l’élimination basée sur l’immaturité des spectateurs. Les citoyens devenus spectateurs ne prennent plus aucune décision sans avoir recours aux Experts, ces gens qui vous disent ce que vous devez porter, penser, faire, dire : il annonce dès les années 80, le boom phénoménal des coachs, ces nouveaux gourous. On ne sort plus sans son coach, on ne prend plus aucune décision basée sur une réflexion personnelle, rendue pertinente par un savoir, une capacité à contextualiser

Cet essai est brillant parce qu’il donne une histoire à l’émergence d’un média qui a pris toute la place dans nos sociétés furieusement modernes. Un média qui nourrit, crée de l’émotion artificielle, déresponsabilise et en même temps donne l’illusion de la proximité. Nul doute que sur Internet et son évolution similaire, Trow aurait sans doute montré qu’Internet n’a fait que renforcer cette évolution, multipliant les sources et les informations à l’infini, idéalisant la culture de l’émotion immédiate et surtout renforçant notre fascination pour le spectacle de la souffrance : Haiti avec une couverture médiatique sans précédent et finalement très, très peu de soutien financier, ou l’Iran avec sa révolution en direct sur les portables, mais sans conséquence et surtout sans compréhension historique du phénomène. Le constat est amer, et en même temps, nous le savons et n’en avons rien à foutre : la société de l’insatisfaction du désir et de la course perpétuelle au bonheur est à ce prix. Comptons sur les empires médiatiques pour ne pas lâcher le fouet.

Un article du NYT publié quelques mois après la mort de l’auteur