Philippe Bordas- L’invention de l’Ecriture – Fayard

Un livre écrit sur un regret, celui d’avoir oublié un ami fidèle, un être d’exception, par peur des cris de haines, des mouvements de révolte qui secouaient alors la Côte d’Ivoire. Pour échapper à ce vague sentiment de culpabilité, Philippe Bordas livre un récit magnifique, un hommage, une hagiographie d’un homme d’exception. Peintre, écrivain, passeur, encyclopédiste, prophète, le Bété, Frédéric Bruly Bouabré, enfant des forêts décidé à s’affranchir de la tutelle méprisante du colon, agit comme un Prométhée africain, volant à l’homme blanc, sa magie, son pouvoir : l’écriture. L’écriture ciselée de Philippe Bordas prend toute sa dimension dans l’oralité. Il ne faut pas hésiter à lire ce texte à haute voix, chaque phrase est un hommage aussi brillant qu’émouvant à un honnête homme qui loin du bruit et de la fureur, loin du bûcher des vanités, sculpte, façonne, dessine, pose les pierres fines d’une humanité des Lettres et du Savoir.

L’écriture de Philippe Bordas est belle, brillante, sophistiquée. Sophistication qui fait d’abord craindre l’artificialité, la préciosité stérile. Mais dès que ces phrases sont vocalisées, elles se fécondent et fécondent l’esprit du lecteur. Et l’histoire de Frédéric Bruly Bouabré prend forme. Une histoire aux confins de la tradition orale et de la colonisation. Une histoire dans laquelle l’homme noir, l’homme du grand continent, berceau de l’humanité, doit conquérir sa place et son espace. Et pour cela, rien de mieux que d’utiliser les armes des colons. Puisque l’Afrique a longtemps vécu sur les terres lumineuses et fragiles de l’oralité, il faut désormais lui proposer une écriture. Pas chercher dans les tombes d’un passé glorieux les traces des écritures antiques, mais bien construire une nouvelle écriture. Se servir de ce que l’homme blanc a accepté de laisser derrière lui, l’écrit : « j’ai couru vers l’école pour fuir le travail forcé ».

Frédéric Bruly Bouabré est fascinant. Ce fils des forêts,  qui décide d’arracher au colonisateur sa magie, sa mythologie, en lui confisquant le pouvoir des mots à son profit, est aussi un autodidacte. Il tutoie Theodore Monod et reformate une langue pour raconter un héritage millénaire et participé à l’histoire du monde. En digne héritier de Cheikh Anta Diop, il revendique l’égale valeur des cultures, refusant cet universalisme occidental si prompt à rejeter ce qui ne lui ressemble pas. Mais à la différence de Diop tout entier tourné vers la redécouverte d’un héritage et finalement d’une autre forme de supériorité, Bruly veut une langue contemporaine pour une culture libre : « je travaillais comme un poète cherchant des rimes difficiles ».

Philippe Bordas par une écriture poétique, précieuse, photographique rend un hommage vibrant à ce grand intellectuel de Côte d’Ivoire, à cet artiste tout entier tourné vers la création d’une écriture pour l’avenir. Quelle leçon en ces temps misérables d’identité nationale frelatée et de petit président  grotesque pérorant sur les traces d’Hegel, sur l’homme africain et son histoire absente. Philippe Bordas exposera à partir du 03 février ses photos, à la Maison Européenne de la Photographie,  sur l’Afrique Héroique où l’on devrait retrouver notre poète ivoirien.

Page sur Fredéric Bruly Bouabré

2 réflexions sur “Philippe Bordas- L’invention de l’Ecriture – Fayard

  1. Nous invitons Philippe Bordas le 26 mai à 20h30 chez Tschann.
    Le lecteur de son texte sera le généreux et très grand acteur, Jacques Bonnaffé.
    merci
    Yannick

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