José Manuel Fajardo (traduction Claude Bleton) – Mon nom est Jamaïca – Eds Métailié

Le syndrome de Jérusalem, une réaction bizarre pouvant toucher semble-t-il n’importe qui. Celui ou celle qui en est atteint semble du jour au lendemain porter sur ses épaules le poids d’une identité juive et surtout l’idée d’une  souffrance insupportable liée à cette identité. En général, un peu de distance et quelques claques thérapeutiques remettent à l’endroit les idées noires des victimes de ce syndrome. Alors comment expliquer qu’un professeur émérite d’histoire espagnole, spécialiste des marranes, ces juifs contraints de se convertir au catholicisme sous peine de mort, mais toujours pourchassés par la vindicte des hommes de l’inquisition espagnole, soit victime de cette crise existentielle. Et surtout comment expliquer l’extraordinaire dimension de cette crise, qui mènera notre homme des banlieues parisiennes en feu, au sur d’une Espagne oublieuse d’une large part de son passé ? Le journaliste et écrivain espagnol José Manuel Fajardo nous offre un récit magnifique et étonnant autour de l’identité, du poids de la mémoire et de l’impossible connaissance des multiples replis de l’esprit humain.

Santiago Boroni et son amie et collègue Dana se retrouvent ensemble à Jérusalem pour assister à un congrès d’hispanistes. L’épouse de Santiago a été emportée quelques mois auparavant par un cancer foudroyant, Dana a perdu sa meilleure amie. Quelques jours après leur arrivée, Santiago apprend la disparition de son fils Daniel, victime d’un accident de voiture. Ce choc est sans doute à l’origine de la crise qui le touche de plein fouet : le voilà arrêté à la frontière entre Israël et les territoires occupés. Il accuse les soldats d’être des fascistes et veut rejoindre les seuls vrais juifs du territoire, les pauvres palestiniens humiliés par des années d’occupation.  Dana se retrouve en charge du mari de sa meilleure amie morte, un homme qui se met à parler une langue parlée par les marranes et disparue avec eux sur les bûchers de l’inquisition et à professer l’idée que les victimes où qu’elles soient, de quelques pays qu’elles viennent sont en fait toutes juives. José Manuel Fajardo répondant à sa façon à la question posée par Alain Badiou « de quoi juif est-il le nom ? ».

Dana parvient à extraire son ami qui refuse désormais de répondre à son nom de baptême et veut qu’on l’appelle Jamaïca et qu’on écoute son délire sur l’identité juive dans la souffrance de tous les hommes. Des discussions épiques s’engagent entre les deux amis, puis avec d’autres personnes autour d’eux, les thèses de Santiago rencontrant, on s’en doute, au-delà d’un premier mépris, une opposition puis une hostilité non dissimulée. Surtout lorsque ces thèses sont exposées sans complexe, à la terrasse d’une brasserie au cœur des banlieues enflammées du nord et du nord est parisien. Dana et son ami se retrouvent happés dans le tourbillon de violence qui agitent alors…et toujours le cœur des enfants d’hommes trop longtemps méprisés. Il faut que le souffrance exulte et elle  trouve un écho singulier dans le délire de Santiago.

Dana, qui cherche à sauver son ami de sa folie, entend soudain, dans la logorrhée de son ami, les échos d’une autre histoire, un récit qu’elle a déjà lu, voix surgie d’un temps et d’un lieu si lointain que le lien semble impossible. Et pourtant… Relisant le récit d’un indien, victime de la politique d’extermination mise en place par les souverains espagnols pour s’emparer des riches territoires des Empires incas, elle entend dans ce récit d’un autre temps : « j’ai décidé d’être un tigre (…) dans mon cœur palpite un cœur arrogant, je le sais , mais pas au point d’oublier combien peu résonne ma voix dans le concert de cet empire qui met montagnes et mers à feu et à sang, qui se repaît de l’or des terres les plus lointaines et partout se bat pour imposer sa foi et sa majesté d’une main de fer ». D’abord persuadée que son ami a lu ce récit et qu’il se moque d’elle avec ses théories fumeuses et sa langue morte, elle finit par se passionner davantage pour le récit du jeune indien et par ce qu’il révèle que par la folie de son ami.

José Manuel Fajardo dans ce roman remarquable nous embarque dans bien des directions qui semblent contradictoires. Le récit de la folie d’un homme rencontre l’histoire des victimes de l’Empire espagnol, non seulement les indiens, mais également ces marranes qui crurent un instant que le nouveau monde pourrait abriter leur foi et leur existence. Malheureusement les mâchoires de feu de l’inquisition n’étaient pas disposées à relâcher leurs victimes. L’abus de destruction, la haine forcenée dont les empires dominant le monde connu poursuivirent les juifs pendant près de deux millénaires expliquent-elles l’incapacité des hommes à s’affranchir de la haine et du désir de destruction des autres ? Au-delà de la folie l’auteur interroge aussi le fonctionnement de nos mémoires et la construction, reconstruction de nos souvenirs, ainsi que sur les liens qui se tissent sans cesse entre les hommes, lointains ou proches. Un roman passionnant.

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