Edna O’Brien – Crépuscule Irlandais (traduction Pierre Emmanuel Dauzat) – Sabine Wespieser

Les écrivains irlandais ont une passion dévorante pour les questions de la famille et de l’exil. Deux lignes de force qui traversent la plupart des œuvres irlandaises contemporaines. La grave crise avec l’Angleterre qui a débouché sur  l’exil vers l’Amérique de millions d’irlandais et la difficile et tragique survie de millions d’autres restés au pays, l’opposition frontale entre catholiques et irlandais, autant de drame qui ont sans doute contribués à ancrer les écrivains irlandais dans deux sujets aussi passionnants que dramatiques : le rapport au père ou à la mère et comment vivre loin de sa terre natale. Edna O’Brien n’a jamais hésité à porter le fer au cœur de ces blessures et à dénoncer dans une langue brillante, drôle et sans fioriture à dénoncer la double peine vécue par les femmes irlandaises : subir les contrecoups de l’exil et subir la dure loi du groupe resté au pays. Crépuscule Irlandais est une forme quasiment autobiographique de son expérience et de celle vécue par sa mère, une sorte d’épilogue à son roman « les Paiens d’Irlande » où elle décrivait son enfance et la cruelle réaction de ses parents à son désir d’écrire.

Une photographie d’une jolie jeune femme aux côtés de sa mère suffit pour rappeler la phrase de William Faulkner,  tirée du Bruit et de la Fureur, « le passé n’est jamais mort, il n’est même pas passé ». Une phrase qui résume bien le rapport étroit et tendu qui unit Edna O’Brien et son passé. A la colère des premières années d’écriture a fini par succéder un regard plus distancié mais toujours amer sur l’incompréhension entre elle et sa mère, une incompréhension qui est souvent au cœur des relations mère-fille. Une relation particulièrement lourde dans une Irlande maintenue longtemps dans les affres d’un monde dénué de toute liberté. Elle choisit ici, pour tenter de comprendre celle qui lui a été si cruelle, si longtemps, de mettre en parallèle le destin de sa mère, appelée ici Dilly et sa propre vie, sous le nom d’Eléonore.

Une toute jeune fille qui ne rêve que d’Amérique, une toute jeune fille qui ne rêve que de Londres, deux jeunes filles n’aspirant qu’à partir. La première partie tenter l’aventure américaine malgré l’opposition de sa propre mère finit par rentrer au bercail, exclue du « rêve américain », par se marier et fonder une famille, faire ce qu’on attend d’elle, dans le plus profond mépris de ses aspirations. Subir et souffrir, une tradition irlandaise, une tradition transmise de mère en fille, pour ne surtout pas regarder en face les tombereaux de regrets déposés au fond des entrailles. Au crépuscule de sa vie, Dilly peut enfin contempler son existence, ses rêves brisés par la cruauté de ceux qui réussissent, par la cruauté de ceux qui n’ont pas pu même envisager de tenter l’aventure et par sa propre cruauté.

En parallèle, la fille de Dilly, Eléonore, regarde sa propre existence, sa fuite, comme sa mère en son temps, mais réussie, puisque la jeune fille a pu faire son trou à Londres. Mais également la dureté d’une vie loin de sa propre famille, rejetée parce que sa liberté est trop éclatante, trop assumée. Mariée également, Eléonore doit faire face à la jalousie et bientôt à la haine d’un mari qui comprend qu’elle n’est avec lui que parce qu’il garantissait sa fuite. Eleonore suit la vie de sa mère par les lettres que cette dernière lui envoie, comme jadis la mère de Dilly envoyait des câbles et des télégrammes à New York, pour culpabiliser sa fille et la pousser à revenir. Mais Eléonore tient bon. Envers et contre tous, elle affirme dans la douleur son droit à la différence et à une forme d’indifférence aux souffrances de ses ascendantes, le refus du mal vivre pour payer son tribut.

Ce roman ne cache rien, n’oublie rien du drame des femmes d’Irlande, de leurs humiliations et des privations, mais il n’oublie pas non plus la complaisance de ces femmes à se soumettre au système et à rejeter avec violence les rares qui osent jeter leur gourme. Moins violent que les précédents, il reste amer quant au constat et les lettres de Dilly qui referment l’ouvrage sont de terribles témoignages de ces vies soumises et sans lumière. Une phrase résume bien ces vies : « Petite transaction, exemple de leurs petites vies dans leurs petites maisons et leurs petits jardins, de leurs cœurs qui se contractaient jour après jour, s’infligeant de petites méchancetés les uns aux autres au lieu du bonheur qui était passé à côté ». La liberté se paye cher mais le prix de la soumission est infiniment plus insupportable.

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