Un roman qui ne s’embarrasse ni de chronologie, ni de logique narrative, car quand on accepte de voyager dans le temps, il faut sans doute aussi accepter la rupture du fil du temps. Ce que nous avons ici ce sont des personnages qui a un moment donné de l’Histoire du monde, se sont croisés à Mexico. Le moment, c’est celui pendant lequel l’Europe s’est acheminée inexorablement vers son suicide. Les personnages, ce sont qui, d’une manière ou d’une autre, ont rêvé de changer la vie, l’homme et son destin. Par le fer ou le verbe, par la force ou l’action solitaire, ces êtres perdus dans les rets de l’Histoire, ont vécu, aimé, craint, bu.
Ainsi dans les années 30, le Mexique devient le lieu où vont se croiser ces vaisseaux solitaires de la Grande Révolution. Le plus célèbre, Leon Trotsky, l’ultime bête noire de Staline qui finira avec un coup de piolet dans la tête. La belle Frida au corps brisé qui de passionaria communiste devient juste une femme engagée mais humaine. Malcolm Lowry, l’écrivain alcoolique et génial dont le livre Au-dessous du Volcan est une oeuvre géniale pour tous ses inconditionnels. On croise aussi Artaud et Breton venus chercher au Mexique qui une nouvelle preuve de l’immonde réalité, l’autre un renouveau du mouvement surréaliste.
Patrick Deville écrit comme on raconte des anecdotes dans une soirée un peu arrosée. Il saute d’un personnage à l’autre, d’une époque à l’autre, trouvant dans un moment de leurs vies, l’occasion de digresser à l’envie sur d’autres personnages, d’autres instants de vie. La curiosité de l’écrivain ouvre un boulevard à la curiosité du lecteur, qui sans coup férir entre dans la vie et l’esprit de personnages que la légende historique nous cache dans les ombres des photos et biographies officielles. Ainsi la rencontre entre le philosophe américain John Dewey et l’ancien chef de l’armée rouge, lors d’un « contre procès » qui a pour but de montrer l’innocence de Trotsky face aux accusations portée par les staliniens, ou ce coup de gueule de Frida Kahlo contre ce « tas de fils de pute lunatiques et tarés que sont les surréalistes », ou encore les longs mois passés par Lowry, dans une cabane de pêcheur sur la côté Pacifique du Canada, pour écrire les nombreuses versions de son grand œuvre à venir. On croise aussi l’auteur, rencontrant de grandes personnalités qui ont, dans les années 30, marquées leur temps.
Un roman en abime où chaque anecdote ouvre la porte à une autre, où chaque personnage fait naître le chant d’un autre. Deville aime ces personnages différents, hors de sentiers battus, perdants de la grande histoire, vaincu de la normalité, mais qui ont laissé des traces de leurs génies multiformes. Un roman magnifique et une belle plongée littéraire dans l’Histoire de ces grandes figures romanesques et toujours promptes à crier dans les frimats du réel « Viva la Revolucion »