Patrick Deville – Viva – Seuil

41blt3rksl_4d00c6f102827d72e965476404f75335Un roman qui ne s’embarrasse ni de chronologie, ni de logique narrative, car quand on accepte de voyager dans le temps, il faut sans doute aussi accepter la rupture du fil du temps. Ce que nous avons ici ce sont des personnages qui a un moment donné de l’Histoire du monde, se sont croisés à Mexico. Le moment, c’est celui pendant lequel l’Europe s’est acheminée inexorablement vers son suicide. Les personnages, ce sont qui, d’une manière ou d’une autre, ont rêvé de changer la vie, l’homme et son destin. Par le fer ou le verbe, par la force ou l’action solitaire, ces êtres perdus dans les rets de l’Histoire, ont vécu, aimé, craint, bu.

Ainsi dans les années 30, le Mexique devient le lieu où vont se croiser ces vaisseaux solitaires de la Grande Révolution. Le plus célèbre, Leon Trotsky, l’ultime bête noire de Staline qui finira avec un coup de piolet dans la tête. La belle Frida au corps brisé qui de passionaria communiste devient juste une femme engagée mais humaine. Malcolm Lowry, l’écrivain alcoolique et génial dont le livre Au-dessous du Volcan est une oeuvre géniale pour tous ses inconditionnels. On croise aussi Artaud et Breton venus chercher au Mexique qui une nouvelle preuve de l’immonde réalité, l’autre un renouveau du mouvement surréaliste.

Patrick Deville écrit comme on raconte des anecdotes dans une soirée un peu arrosée. Il saute d’un personnage à l’autre, d’une époque à l’autre, trouvant dans un moment de leurs vies, l’occasion de digresser à l’envie sur d’autres personnages, d’autres instants de vie. La curiosité de l’écrivain ouvre un boulevard à la curiosité du lecteur, qui sans coup férir entre dans la vie et l’esprit de personnages que la légende historique nous cache dans les ombres des photos et biographies officielles. Ainsi la rencontre entre le philosophe américain John Dewey et l’ancien chef de l’armée rouge, lors d’un « contre procès » qui a pour but de montrer l’innocence de Trotsky face aux accusations portée par les staliniens, ou ce coup de gueule de Frida Kahlo contre ce « tas de fils de pute lunatiques et tarés que sont les surréalistes », ou encore les longs mois passés par Lowry, dans une cabane de pêcheur sur la côté Pacifique du Canada, pour écrire les nombreuses versions de son grand œuvre à venir. On croise aussi l’auteur, rencontrant de grandes personnalités qui ont, dans les années 30, marquées leur temps.

Un roman en abime où chaque anecdote ouvre la porte à une autre, où chaque personnage fait naître le chant d’un autre. Deville aime ces personnages différents, hors de sentiers battus, perdants de la grande histoire, vaincu de la normalité, mais qui ont laissé des traces de leurs génies multiformes. Un roman magnifique et une belle plongée littéraire dans l’Histoire de ces grandes figures romanesques et toujours promptes à crier dans les frimats du réel « Viva la Revolucion »

Gauz – Debout-Payé – Le Nouvel Attila

CV-Gauz-Cheeri Mon petit chouchou de la rentrée littéraire 2014 pour l’instant. Un petit livre truculent rassemblant des aphorismes dévastateurs, de courtes analyses sur l’art d’être un bon vigile de grandes enseignes et une plongée dans la vie de ces hommes venus d’Afrique, tenter de réussir en France. L’auteur le présente lui-même ici. J’ai beaucoup ri, je dois l’avouer, de ce portrait sans concession de la grande consommation, de ces personnages principaux, les clients et de ceux qui dans l’ombre assure la sécurité des grandes artères du consumérisme petit bourgeois. Le vigile regarde ces fourmillières en parfaits enthomologistes de nos agitations dépensières. Une petite sociologie du client et plus précisément de la cliente se met en place. Comment dans une même grande enseigne de parfums, les femmes se retrouvent à la nuit tombée unies dans le goût des odeurs et des couleurs qu’elles soient putains ou bigotes.

Avec humour et tendresse, Gauz nous parle de nous et des autres, ces hommes que nous ne voyons jamais sauf lorsque nous faisons des bêtises et qui portent sur nous le regard du sage sur l’agité du consumérisme hystérique. Ils sont également ceux qui voient au plus près l’action de l’essentialisme racial, celui qui fait de l’homme noir, athlétique, une masse de muscle au service de la machine à surveiller le consommateur ou le visiteur du soir, le squatter, l’hors caste. Tout en bas de la chaine alimentaire du grand capital, il y a le vigile, le « debout-payé », celui qui touche ses maigres émoluments contre une longue, ennuyeuse et pénible station verticale.  Comme il le fait remarquer avec une cruelle clairvoyance, seul le rom, blanc qui a dû chier dans les églises, est plus déconsidéré, plus humilié que l’homme noir sans papier.

Un livre-miroir sans misérabilisme ou rage aveugle, peut être ici ou là une colère froide et distanciée face au mépris des blancs consommateurs. L’humour est manié avec art et les bons mots font mouche, tout comme les courtes analyses fines et tranchantes comme une lame claire. A lire, à faire lire, à partager, pour nous souvenir que notre humanité se joue aussi dans notre rapport à ces autres cachés à nos yeux par les éclats aveuglants de l’or frelaté du consumérisme de masse.

 

 

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